La dernière île
extraits du roman Le Rêve de Tristan
Je suis devenue vieille d'un coup. Les rides comme des sillons, les yeux lointains, petits et pâles, les mains qui tremblent et les os qui chantent. Je peux maintenant me dire à moi-même tout ce que je pense. Il me faut seulement trouver les mots justes. Ce qui ne sera pas facile, parce que c'est une histoire où se mêlent erreurs et obstinations, solitude et naïveté.
Mon mari est mort depuis trop longtemps pour pouvoir le mettre en cause. Mon fils vit dans l'Oregon et travaille dans l'informatique. À lui non plus je ne peux rien reprocher. Arrivée au bout de ma vie, c'est à moi seule que je dois rendre des comptes, et désormais sans utiliser les mots de l'amour, sans mouvement de haine, sans maudire comme lorsque je priais Dieu de punir quelqu'un, de me punir moi-même.
Je vis dans une maison en banlieue d'une petite ville anglaise, un petit immeuble de deux étages où habitent six familles, un appartement au rez-de-chaussée avec un petit jardin, deux chats castrés et un bengali. Je vis sur une colline, la ville à mes pieds, l'étendue métallique des usines, en face. Le ciel et le vent passent devant moi et me saluent.
Je suis née dans le vent et j'espère que le moment venu il me prendra et m'emportera. Je voudrais être enterrée au souffle d'une île lointaine. J'ai déjà payé mon billet à la British Airways et à la Compagnie Sainte-Hélène, et tous les six mois j'y ajoute le supplément dû à l'inflation. J'espère être à jour lorsque le vent m'appellera.
Je ne veux pas être un sujet de discussions. Je ne me suis jamais disputée une seule fois dans ma vie, ni avec les médecins ni avec mes collègues infirmières ni avec les patients ni avec mon entourage. Ni même avec mes voisins, curieux, sales et bruyants, en dépit de leur prétendue discrétion. C'est comme si j'avais traversé silencieusement l'existence, sans jamais un excès, jamais un mot plus haut que l'autre, le regard gêné de l'étrangère.
J'ai 22 ans et je suis infirmière sur une île de l'Atlantique, l'île où je suis née. J'ai passé trois ans à l'université du Cap pour obtenir mon diplôme. Le dispensaire est une maison basse et longue, faite de briques et de tôle et divisée en trois pièces. La salle d'attente est au centre, le bureau du médecin à droite, et celui de l'infirmière à gauche. Sur les murs de la pièce centrale trônent la photo de la reine d'Angleterre, une vue décolorée de Brighton et les règles sanitaires décrétées par le gouverneur.
Tous les deux ans, Londres envoie un médecin en mission dans cette garnison.
Les fêtes, les honneurs et les discussions à l'arrivée du médecin durent peu. Puis tout reprend son cours.
Il a 10 ans de plus que moi, une famille en Angleterre, un poste qui l'attend dans un hôpital en métropole. Il ne quitte pas son bureau ; il écoute de la musique classique. Les échos me parviennent distinctement, au travers des minces cloisons. Quelquefois il lit ou bien perd son regard dans les horizons brumeux de l'océan. Tout de suite, la lenteur du temps l'a rendu mélancolique. Son esprit est ailleurs. Il ne comprend pas pourquoi nous vivons stupidement sur cette terre hostile, ni ce que nous pouvons bien y faire.
Les bruits de la ville perdue accompagnent ses gestes et traversent les murs avec la musique. J'ai l'impression qu'il y a une foule de gens dans son bureau, des parents et des amis qui l'enlèvent au silence. Les vagues de l'océan ne couvrent pas ses allées et venues qui résonnent dans ma tête. Je voudrais qu'il me parle, me regarde, s'aperçoive enfin de ma présence.
Il m'offre une cigarette, me présente le paquet et moi, gênée, je n'arrive pas à en saisir une. Je ris stupidement et fume avec nervosité. Il se tient devant moi, ou peut-être est-il resté dans son bureau d'où vient la musique. Elle qui me transperce et me tourmente plus que sa présence. Je rougis. J'ai peur que quelqu'un n'entre, que les gens de sa vie ne sortent de son bureau, d'où vient la musique.
Je lui parle tout bas pour ne pas me faire entendre, pour ne pas me sentir épiée. Je suis jalouse de sa façon d'être, de ses secrets, de son monde lointain que j'envie, que j'espère voir, que j'espère vivre.
Lui aussi me parle et m'observe, me demande pourquoi nous restons là, n'attendant rien. Tu n'es pas rien, lui dis-je. Il ne me répond pas et réfléchit. Le doute s'accroît. De retour à son bureau, il ouvre grand ses yeux pour voir un bout de mes jambes apparaître, mon corps mince, fille insulaire, inquiète enfant des océans.
Je me le rappelle encore ainsi, comme cet après-midi où il s'approcha et m'offrit une cigarette, la porte qui grince, le vent qui fait battre les volets et, dehors, la plaine longue et désolante. Ce centre hospitalier accueille seulement les naufragés. A quoi rêve-t-il, ici, à la fin de l'Atlantique. Il a le visage triste, marqué par l'éloignement et l'attente du rapatriement. Il ne peut pas s'apercevoir de ma présence, il ne peut pas m'aimer. Il n'a que son retour en tête. Je l'invite à essayer de vivre ici. Je lui parle de la pêche, de l'arrachage des pommes de terre, du pub, de la radio, des fêtes. Il m'observe et ne dit mot. Et je lui raconte aussi les bateaux, les approvisionnements qui arrivent du Cap, le courrier qui nous parvient une fois tous les trois mois, les difficultés que l'on a à s'habiller, à rester à la mode. Il regarde ma bouche jeune, mon corps plein de désirs ; peut-être me deshabille-t-il déjà.
Il revient d'un séjour au Cap. Il y a retrouvé sa femme et ses enfants. Après six mois, il a refait l'amour avec la femme qu'il aime. Il m'a rapporté une broutille, un foulard du duty-free du port. Ces choses que l'on offre au hasard, sans y penser, sans âme. Le soir-même il me demande de lÕattendre, de ne pas rentrer chez moi tout de suite. Il est 7 heures, l'heure de fermeture du dispensaire. Il éteint la lumière de son bureau, il éteint la lumière de la pièce centrale, il éteint aussi celle de mon bureau. Il s'approche.
Je lui dit que j'ai déjà fait l'amour, que je n'ai pas peur, que je suis jalouse de sa femme, que ma mère ne doit s'apercevoir de rien, que le village ne doit rien savoir. Il dit oui et m'embrasse. Dans mon cou le premier baiser m'électrise. Quel goût les femmes des îles doivent-elles bien avoir ?
La nuit est arrivée. Le grondement de l'océan semble vouloir pénétrer dans le dispensaire. Le ruban de la cassette s'est complètement déroulé. Bach aussi, après l'amour, s'est mis à rechercher le ciel. Les dix lampadaires d'Edinburgh s'allument. Je les croise, une goutte de fond de teint sur les joues, du rouge sur mes lèvres gercées par les baisers, la chaleur de l'étreinte entre mes jambes. Je me suis sentie tout de suite seule, condamnée à la solitude, au secret, au remords, et aussi longtemps qu'il m'a conquise.
Pour les gens de l'île, l'amour est la patience des jours égaux, la répétitivité de la vie, l'amour est l'orgueil du temps. Le bruit des aiguilles d'une horloge s'est immédiatement logé dans mes tempes, assourdissant et fatiguant.
La musique a couvert ce bruit pendant plus d'un an. Tant qu'a duré notre histoire, Bach n'a jamais cessé de me consoler. Puis il a passé son tour ; un médecin vieux et paternel est venu le remplacer et le pub lui a souhaité la bienvenue.
Avant de s'en aller, il a posé le magnétophone sur mon bureau. Le deuxième bateau de l'année l'a emporté, loin. J'ai serré ma tête dans mes mains, assise dans le dispensaire, le magnétophone éteint, son bureau désormais abandonné des rêves et j'ai invoqué l'ancestrale prière du naufrage.
Elles sont étranges les couleurs des îles du Sud. L'opaque prédomine. Le ciel et la mer sont couverts d'une ombre métallique. Les pierres laviques ont le cÏur renfrogné, la terre semble transpirer. Les pieds tremblent, où qu'on les mette dans les fumerolles incertaines. On peut aussi approcher son oreille de la terre pour écouter le battement du volcan. Comme une plainte sourde, un appel à la conjuration.
J'ai perdu la force du volcan en même temps que cet amour gâché, j'ai même perdu la prière du naufrage, le rêve de chaque femme qui a besoin de marins à qui se consacrer. Notre voix, à nous les femmes de Tristan de Cunha, chevauche toutes les vagues de l'océan. Cela s'est déjà vu plusieurs fois.
Je comprends maintenant mes silences : le Dieu des marées m'a punie lorsque j'ai décidé de quitter l'Atlantique.
Il m'écrivit en août, par le courrier du Cap. Je partis avec le même bateau, un sac d'espérances, les larmes de mes parents, les adieux à l'île et à l'Atlantique.
J'ai été sa maîtresse durant trois ans, dans un petit immeuble de Manchester habité par des Libanais et des Pakistanais. Je l'avais tout de suite pressenti. Il m'embrassait dans le cou et je ne frissonnais plus. Je gardais les yeux fermés, pour lui cacher les images au fond de moi. J'accédais au plaisir avec souffrance, avec la douleur d'une erreur.
Nos ancêtres ne cherchaient pas une maison pour se marier. Ils voulaient la construire avec le bois des naufrages, les pierres du volcan et des mélanges d'algues. Tout le village participait à la construction de la nouvelle demeure des époux.
C'est un monde qui ignore les séparations : on vit et on meurt ensemble. Ensemble on travaille la terre, on va pêcher en mer les langoustes et chercher les Ïufs de pingouins. Ensemble on plante et on arrache les pommes de terre. Aujourd'hui encore je déjeune et je dîne de pommes de terre : avec des oignons, avec du thon, avec de la viande et des ¦ufs, avec la solitude d'une table dressée seulement pour moi. J'ai appris à le faire, dans la maison de Manchester ; la musique arabe dans ma tête couvrait même les souvenirs de Bach.
J'ai essayé d'imaginer mon retour : un jeune homme prêt à m'épouser, le cottage, la radio, les rideaux en dentelle de grand-mère et peut-être la lumière d'un lampadaire devant la porte. Je me serais remise à mesurer le temps au passage des bateaux, la richesse aux petites choses, la distance aux vagues et au vent.
J'aurais gardé pour moi le secret des pêcheurs et des marins, des chasseurs de foques et de baleines, des chercheurs de trésors et d'îles imaginaires mourant dans l'entonnoir de l'Atlantique, entre Tristan et Inaccessible, Nightingale et Gough, Bouvet et Marion, exilés du bonheur et de la normalité.
Subitement, je ne fus plus non plus convaincue d'aimer Tristan, perdu comme un ruisselet d'eau de pluie qui s'infiltre dans le sol pour déboucher de l'autre côté du monde.
Je suis devenue cynique vers mes 30 ans. Une feuille de papier m'a enlevé ma mère, un fonctionnaire a effacé mon père de la surface de la terre. A Tristan il existe seulement une continuité entre les morts et les vivants. Nous, les gens de Tristan, sommes tous des fantômes.
J'ai changé de ville et d'hôpital, j'ai épousé un mineur, mon fils a réussi ses études. Dans cette nouvelle vie je n'ai emporté avec moi que les lettres reçues de Tristan.
Je ne l'ai revu qu'une fois, lui qui m'avait volée à l'île, lui qui m'avait volé mon âme. Naïvement, je lui ai souri. Il a compris la fatigue de mes yeux, mon vieillissement précoce. Lui aussi, à partir de ce moment-là, est devenu plus vieux. Il a dû dire à la femme à côté de lui que j'avais été une de ses infirmières dans un quelconque hôpital, il ne se rappelait plus lequel. Il s'est retourné plusieurs fois pour observer mon dos courbé, le poids de la vieillesse, de la maternité, le poids de vivre. Pour la dernière fois j'invoquai la prière du naufrage, pour lui et sa famille.
Ma maison fut construite en 1826 par un chasseur de peaux oublié par son capitaine. Mon arrière-grand-père l'aggrandit, puis le bâtiment brûla lors d'un banal incendie et fut reconstruit au même endroit avec de nouvelles pierres, de la tôle et des branchages de Nouvelle-Zélande.
Je rêve de la tourmente de cette maison, marins et capitaines, naufragés et aventuriers de l'océan qui s'épouillent la barbe au coin du feu. Je rêve des blasphèmes et des imprécations des femmes de Sainte-Hélène, des femmes d'Afrique, de femmes de l'Atlantique, proférés entre ces murs. Je rêve des enfants nés et des enfants morts dans la chambre qui m'a vue venir au monde. Je me réveille dans un appartement chauffé, entre les bibelots et le mobilier, la télévision et le téléphone.
Quelle stupide plaisanterie, capitaine Hagan ! A quoi donc jouez-vous, caporal Glass ? Que faites-vous par ici, naufragés du brigantin "Italie"? Je sais, il est l'heure de lever l'ancre. Je sais, une partie de vous est dans mon sang et pour rien au monde je ne vous trahirais. Vous voulez vous provoquer en duel ? Jouer aux dés ? Vous disputer une femme ? Raconter la plus belle légende de l'Atlantique ? Faites donc. Ici, dans la ville bruyante de ciment et de fer, de lumières et de bruits, personne ne s'apercevra de votre présence. Faites-moi écouter le vent, dites-moi vers où mènent les courants. Les nuages de poussière africaine me reconduiront-ils à Tristan ? Racontez-moi encore le livre des tempêtes, l'île de lave et les naufrages, les exilés du monde et le secret de la distance...