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 Les entretiens > Entretiens traducteurs > Marc Chénetier

Entretien avec Marc Chénetier
domaine anglo-américain - Prétexte 3


RP : La pratique de la traduction nécessite-t-elle une théorie de la traduction des textes ?

MC : Une pratique de la traduction requiert une théorie de la traduction des textes dans la proportion exact où l'amour requiert une théorie de l'amour, ou l'écriture une théorie de l'écriture. Il est bon de connaître la nature de ses espérances, la nature des besoins de l'autre et celle des siens propres. Il est bon de vénérer le langage requis et de croire en ses pouvoirs. Il n'est pas mauvais de rester lucide et de savoir ce que l'on fait, où l'on va et les moyens qu'on se donne, le temps qu'on est prêt à investir, les sacrifices que l'on voudra consentir. Il peut être utile de savoir qu'il n'y a de la validité d'une théorie de la traduction que les preuves qu'en donne la traduction ; comme, disait Cocteau je crois, il n'y a pas d'amour, mais des preuves d'amour. Ceci étant dit, des choix existent : on sera "cibliste" ou "sourciste", "ethnocentriste" ou pas, etc, mais compromis ne signifie pas défaite en rase campagne. Les voies de la "fidélité" sont impénétrables... La part du livre qui est écriture pourrait peut-être s'objectiver dans la théorie qui traite de son passage. La part du lecteur dans la construction du texte, elle... On peut être conscient des enjeux des diverses théories et des problèmes qu'elles soulèvent sans se résoudre à être intégriste de l'une ou de l'autre. Et puis, quelque intérêt que l'on porte aux théories de la traduction, nulle n'a jamais, me paraît-il, dans la solitude et le désarroi de l'acte, résolu beaucoup des petits problèmes locaux qui caractérisent la traduction au quotidien et qui en font le bonheur.


RP :
Un texte est fait de mots, mais aussi de culture. La traduction linguistique ne doit-elle pas coexister avec ce que l'on pourrait appeler une traduction culturelle ?

MC : La traduction culturelle et la traduction linguistique ou la traduction linguistique et la traduction culturelle ? Qu'on puisse poser la question, affreusement, dans ces deux sens, en inversant l'ordre des termes, c'est donner une réponse, en forme d'épouvantail. Il faut là aussi se compromettre. Je suis pour ma part aussi hostile qu'il est possible à la "note du traducteur", préférant faire apporter par le texte traduit ses propres éclaircissements. Je ne pense pas que "Woolworth" doive se traduire par "Monoprix" ni qu'"Unionistes et Confédérés" puissent se dire, en traduction, les "blancs et les bleus". Pour autant, le débat interne au geste de traduction ne cesse jamais qui impose à la fois le mandat de conserver son étrangeté au texte et de le rendre aussi lisible que l'on peut de ce côté-ci de la trahison. Le match de baseball, par exemple canonique, est une bête noire du traducteur de l'américain. Mais on joue à ce jeu précis avec des règles précises et le lecteur conserve un travail à faire une fois que le traducteur a fait le sien. Il ne peut être question de gommer ce qui demeure irréductiblement autre dans la culture-source. Qui s'attendrait à ce qu'un article de Lancet explique en français ce qu'est une paramécie à chaque fois que le terme apparaît dans le texte anglais? De toute façon, chaque mot, en langue, convoque son cortège d'associations et d'affects inconnus de l'Autre. Le "dialogue" des cultures est une invention consolatrice fille de l'Idéal. En réalité intenable. Hélas.


RP :
La poésie est souvent présentée comme la bête noire des traducteurs. A cet égard, existe-t-il des types de textes plus difficiles à traduire que d'autres ? De même, des auteurs plus difficiles à traduire que d'autres, et lesquels ?

MC : Les textes les plus difficiles à traduire ne sont pas forcément les textes réputés les plus "difficiles". Il est nombre de textes "faciles" qui sont très difficiles à traduire. Ne serait-ce que parce que le texte "facile" ne "tient" souvent que par des attaches extrêmement ténues qui sont les premières à lâcher. D'un texte touffu, luxuriant et difficile, il reste d'une certaine manière toujours "assez" pour que le résultat paraisse honorable. D'un texte "facile" auquel on a soustrait les petits miracles qui le font tenir, il ne reste plus rien. La nécessité de renforcer les affaiblissements locaux constitue un problème aussi ardu que de résoudre ceux que pose une expression incertaine dans les efflorescences de ses ambiguïtés ou de ses polysémies. La "perte" endémique qui préside à l'acte de traduction est plus douloureuse quand on perd sur un petit capital. Pour autant, les textes "difficiles" peuvent l'être pour diverses raisons : un lexique ardu ne requiert que de la patience et du travail de lecture et de recherche. Une syntaxe ardue nécessite l'invention d'une écriture adaptée. Certains textes "tombent" aussi naturellement dans les traductions que le pli d'un pantalon bien repassé, d'autres exigent des constructions à partir du sol, plus ou moins branlantes. Des régimes de langue sont plus ou moins proches de la langue-cible et par conséquent plus ou moins difficiles à faire passer. Les rhétoriques sont culturelles. Les jeux de mots et autres acrobaties verbales peuvent presque toujours être rendus après réflexion, avec plus ou moins de bonheur. Les musiques sont autrement retorses. Alors, oui, bien sûr, certains textes sont plus difficiles à traduire que d'autres. Mais il n'y a pas de traduction facile. Les difficultés sont tout simplement d'ordres différents.


RP :
L'intraduisible existe-t-il ?

MC : L'intraduisible existe sans doute, mais dans la mesure où il existe désormais des traductions de Finnegan's Wake en français et de La Disparition de Perec en anglais, dans la mesure où le Pastis de la rue des Merles de Gadda a été traduit, dans la mesure où le texte intraduisible que l'on commence à questionner finit toujours par répondre un peu, peut-être n'est-il question que de l'exploration obstinée des limites, ces dernières reculant toujours sous l'effet de la patience. Il n'est sans doute de texte intraduisible que dans la mesure où le temps de nos vies est borné et où nul ne peut vivre d'un labeur si fou étendu sur un temps si long. Je gage que du jour où un traducteur assez compétent, passionné, sérieux et fou à la fois pour se lancer dans l'entreprise serait stipendié pour la durée qu'il souhaite, il n'y aurait plus de texte intraduisible. La vraie limite serait alors sémantique dans la mesure où il faudrait parfois, nécessairement, comme dans les cas que j'ait dit, parler d'un nouveau type d'"adaptation" ou de "recréation" à partir d'un jeu comparable de contraintes. A ce titre, on peut dire que la traduction de La Disparition est fantastique dans son respect de la contrainte originale (pas de "e" dans A Void non plus...) et malencontreuse dans l'appréhension erronée de la nature réelle de la contrainte (le "e" n'est pas la lettre la plus fréquente en anglais). "Traduire" On Being Blue de William H.Gass, ce ne serait sans doute pas parler des harmoniques du mot "bleu" dans la langue et la culture anglo-américaines, mais de celles, entretissées, de celles des adjectifs vert, bleu et rose en français... Intraduisible donc, sans doute, et probablement inadaptable, comme tout texte centré exclusivement sur le génie particulier d'une langue, son potentiel de signifiance. Mais on viendrait à bout, en trois ans, me semble-t-il, du très dissuasif Darconville's Cat d'Alexander Theroux. Enfin, il existe beaucoup de traductions disponibles de textes véritablement "intraduisibles". Ce paradoxe, en dépit de sa forme, n'est pas une provocation. Comme n'en est pas une le fait simple de déclarer qu'il y a aussi beaucoup de poésie, bonne et mauvais, facile à traduire.


RP :
Le traducteur est-il un écrivain ?

MC : Le traducteur est selon moi un écrivain, oui, mais il ne l'est pas tout à fait au même titre que l'écrivain de la définition que vous sous-entendez. Il a nécessairement un certain don de langue mais il le met au service d'un déjà-là. La créativité ne lui est nécessaire qu'au plan des formes linguistiques. Il n'invente rien des structures, des récits, des événements. Il ne fait pas Ïuvre de fiction et si d'aventure il fait Ïuvre de poète, c'est que l'Ïuvre qu'il traduit le lui a permis. Je traduis en partie pour le plaisir vicarial que j'éprouve à le faire, n'étant moi-même guère créateur. On loue souvent, à juste titre, le dévouement et l'altruisme du traducteur qui "sert" l'oeuvre, ses qualités de renonciation ancillaire. Il serait bon - et utile- de penser aussi, parfois, au traducteur comme sangsue amoureuse, comme aimable et nécessaire parasite. Au nombre de ses motivations figure nécessairement un vampirisme jouisseur : traduire c'est aussi un peu écrire, forcément. On ne fait pas, disait l'autre, de la littérature avec de bons sentiments. Je doute qu'il y ait de bon traducteur sans égotisme contrôlé, qu'un traducteur puisse faire abstraction du plaisir ambigü et complexe qu'il prend à sa besogne. La sanction, ceci étant dit, est toujours proche : Que, d'un livre à l'autre, on lise la même plume traduisante, et c'en est fait de la réputation de celui qui la tient. Le "passeur", dit-on. L'acteur, aussi et plutôt, pourrait-on répondre. En traduction, la voix est toujours "dans le masque".
 
 

Marc Chénetier a répondu à cet entretien par écrit. Propos recueillis par Lionel Destremau.


Marc Chénetier cf.notice de l'auteur

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