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Entretien avec Philippe Di Meo
domaine italien - Prétexte 14/15


Revue Prétexte : Vous faites partie des traducteurs qui ont aidé à faire connaître la littérature italienne contemporaine dans notre pays via des revues comme Vocativo ou les éditions Arcane 17 (traduisant, entre autres, Giuseppe Bonaviri, Cristina Campo, Giorgio Caproni, Alberto Episcopi, Giorgio Manganelli, Pier Paolo Pasolini, Parise, Andrea Zanzotto) ; la littérature italienne est-elle, selon vous, assez bien représentée en France ?

Philippe Di Meo : Finalement ! La situation s'est radicalement modifiée ces dix dernières années, puisque vous rappelez l'expérience de la revue franco-italienne Vocativo. Hormis Calvino, Sciascia, Buzzati et très peu d'autres, rares étaients alors les auteurs italiens traduits. Désormais, on traduit. L'image de la littérature italienne a changé, elle aussi. Songeons au succès mérité d'Antonio Tabucchi mais déplorons que l'oeuvre d'Alberto Savinio ne connaisse pas un succès public plus large. Français, il aurait probablement passé pour l'un des plus grands écrivains du siècle. Et pas seulement de la littérature, puisqu'on traduit les philosophes et les essayistes italiens. Je me souviens d'un compte-rendu de Bruits ou voix de G. Manganelli (C. Bourgois éditeur), par ailleurs excellent, dans lequel le signataire de l'article s'étonnait des «qualités stylistiques» de l'écrivain. Une page est tournée, il fut un temps où la littérature italienne se devait d'incarner un «exotisme méditerranéen» pour être reçue. Cette époque est révolue. L'Italie possède une littérature parmi les plus riches qui soient. Songeons aux bataillons de pétrarquistes qui ont essaimé dans l'Europe entière, aux imitateurs de Boccace ou de Dante jusqu'à nos jours. Peut-on parler de l'Ulysse de Joyce sans évoquer Dante, l'expérience italienne de Joyce ? Et que dire des Cantos de Pound ? Nous n'en sommes plus là. Du paysage à l'idiome, l'anthologie des poèmes d'Andrea Zanzotto parue chez Maurice Nadeau-Unesco, a été épuisée en trois semaines chez le distributeur au point qu'il n'en reste que quelques exemplaires de tête. Qui aurait pu le prévoir ? Ici, comme dans d'autres domaines, le poids des préjugés, de certaine condescendance, a joué son rôle. Qu'on traduise aujourd'hui des best-sellers italiens ne me gêne nullement. Récrimine-t-on contre la traduction des best-sellers américains ? Je comprends mieux ceux qui récriminent contre les best-sellers tout court. Ce qui fait peut-être défaut aujourd'hui plus que jamais, c'est le manque d'outils critiques susceptibles d'accompagner cette ouverture, si j'en juge par l'accueil fait par la presse à Carlo Emilio Gadda ou l'espalier généalogique (Java éditeur) pourtant publié par un petit éditeur. Souvent le public ne dispose pas d'informations suffisantes pour s'aventurer avec davantage de profit dans la «forêt italienne», une littérature qui a la mémoire longue, celle des origines, cas peut-être unique en Europe. C'est la raison pour laquelle, j'ai écrit sur quasiment tous les auteurs que j'ai eu la chance de traduire, précisément pour tenter de recréer le contexte dans lequel ces mêmes oeuvres s'inscrivaient, pour essayer d'en éclairer le fonctionnement, aussi, bien sûr.


RP :
Comment en êtes-vous venu à la découverte d'auteurs tels que Zanzotto et Manganelli, auxquels vous vous êtes particulièrement intéressés et que vous avez traduits ?

Ph. D. M. : En lisant, bien sûr ! Plaisanterie mise à part, permettez-moi une anecdote autobiographique. Lorsque mes parents ont quitté leur Molise natal (c'est la plus petite des régions italiennes, après la Vallée d'Aoste, son nom, cas unique en Italie, dérive de Moulin-la-Salle, les normands sont passés par là ...) pour s'installer en France, contrairement à ma soeur et à moi, ils ont éprouvé beaucoup de difficulté à se familiariser avec la langue de Voltaire. Leur maladresse suscitait chez ma soeur et moi un rire irréfrénable au même titre que le sabir parlé par toute une petite communauté tout en violents et truculents italianismes, radicaux français transportés dans le dialecte d'origine et autres postures linguistiques flamboyantes. C'est dire si j'ai eu très tôt l'intuition de l'arbitraire du signe, cher à Saussure. D'où une conscience probablement précoce du fait linguistique, selon toute vraisemblance ; d'où ce goût prononcé qui est le mien pour ces auteurs qui, tels Gadda, Zanzotto, Episcopi ó l'étonnant prosateur de Festin et destin ó, Manganelli, mais pas seulement. J'aime toute sorte d'écrivains, mais certes avec une prédilection pour ces grands auteurs qui parviennent à une prononciation personnelle de la langue, qui y apposent leur marque en profondeur. Ce qui n'a rien à voir avec une quelconque difficulté. La fluidité musicale d'un Sandro Penna est de celles-là ; les mots qui d'assonances en allitérations s'élisent mutuellement dans les poèmes de Zanzotto sont de ceux-là ; le rythme acrobatique, mais étonnamment précis, du phrasé manganellien ó qui peut être conçu comme une sorte de véritable toboggan verbal producteur de plaisirs et de bonheurs en-deçà ou au-delà de l'intelligence qu'on peut ou non avoir de son texte ó est de ceux-là. Aussi, de par mon histoire personnelle, ai-je été porté, comme tout un chacun, vers des auteurs et des oeuvres que je ressentais comme «consanguines». Traduire a été très certainement pour moi un point d'équilibre entre mes deux cultures si, pour la première fois de ma vie au Maroc, j'ai adressé quelques cartes postales se concluant par un néologisme : «plus panpatride que jamais». On ne traduit pas Manganelli comme on traduit Zanzotto, tant l'empreinte qu'ils laissent dans la langue est singulière, tant leur ton est unique. Traduire, c'est, devant chaque livre, s'essayer à une imitation rigoureuse, pointilleuse du ton, de la lettre et du registre auquel on se confronte.


RP :
Jean-Paul Manganaro écrivait de vous, dans le Magazine littéraire consacré à l'Italie en 1987, «Philippe Di Meo /.../ propose une liste flamboyante d'oeuvres à venir, dans le but avoué est de "défoncer le plafond de l'esprit français"». Ces oeuvres en traduction ont-elles parues et quelles oeuvres encore inconnues en France vous semblerait-il indispensable de faire connaître aujourd'hui ?

Ph. D. M. : Il faut restituer le contexte dans lequel la phrase citée a été prononcée et interprêtée par l'auteur de l'article évoqué. Je faisais tout simplement allusion à un livre peu connu de Victor Hugo intitulé précisément Paris, ville que cet écrivain donne pour le «plafond de l'esprit», ce qu'elle a pu être, en effet, si tant est que l'esprit se rencogne sous un «plafond» plutôt que sous la voûte étoilée du firmament si chère à Kant. Alors, il y a dix ans, installé dans une crise de l'objet littéraire, qui perdure, semble-t-il, doublée d'une crise de l'imaginaire probablement liée à l'univers du presse-bouton qui est le nôtre et dont le minimalisme contemporain est comme le procès-verbal, je faisais un pari : peut-être que la traduction d'oeuvres majeures allait contribuer à mettre bas des oeuvres neuves, à penser la littérature selon d'autres schémas. Depuis la scène littéraire a changé pour le meilleur et pour le pire. C'est entendu, une transfusion a été faite. La «bête» a-t-elle guéri ? Je ne me hasarderai pas à le dire. Jugez de par vous-même. Reste que je ressens les «plafonds», fussent-ils ornés de fresques, comme autant de démences, lorsqu'il est question d'«esprit». Il est moins simple de répondre à la seconde partie de votre question, sauf à être omniscient. L'oeuvre critique d'Andrea Zanzotto, critique profondément original, à l'instar d'un Pasolini, n'est, pour l'essentiel, pas divulguée. Sauf le Galaté au bois (épuisé à ce jour), aucun recueil n'est disponible dans sa totalité, exception faite de La Veillée (Comp'Act éditeur). L'oeuvre d'Alberto Episcopi, pour laquelle je nourris, à l'instar d'Edmond Jabès, Giorgio Manganelli et Italo Calvino, la plus grande admiration, mériterait de circuler davantage. Seul Festin et destin est à ce jour disponible chez Champ Vallon. Il a touché à tous les genres sans jamais se répéter, explorant des états de conscience et des registres stylistiques d'une variété proprement stupéfiante. Le monde onirique chargé de sensations et de couleurs d'un Bonaviri fascine dans la mesure où ce médecin a su élargir le registre romanesque en faisant de l'astronomie, de la physique, de puissants ressorts de son univers fantastique entre tous bigarrés. J'ai également une estime très vive pour Edgardo Franzosini qui, parti de Marcel Schwob, a su se porter au-dessus de son maître. Je me réfère tout particulièrement à Raymond Isidore et sa cathédrale, la «biographie» qu'il a donnée de Picassiette, cet «artiste brut» qui recouvrit dans la banlieue de Chartres, rue du Repos, sa maison de tessons d'assiettes. Franzosini parvient à rendre l'oeuvre de son personnage sensible en accumulant les citations comme Picassiette juxtaposait les débris de faïence. Episcopi est, pour sa part, un écrivain  généalogique sui generis. Il traverse tous les genres comme pour s'arracher à la gangue du monde, pour se projeter dans le cosmos, se dénudant style après style comme de toute scorie. Malheureusement, l'identification des italiens avec leur région, voire leur clocher, a souvent fait obstacle à l'éclosion d'un grand roman européen. Bizarrement, on est passé du roman régionaliste au roman transnational sans avoir connu de véritable roman national à de rares exeptions près. Raboni, qui appartient à l'école qu'il est convenu d'appeler Ligne lombarde (Linea Lombarda), mériterait d'être mieux connu comme, du reste, Bartolo Cattafi. Ce dernier parvient, en une seule phrase, le plus souvent extrêmement rythmée, tout à la fois sinueuse et comme éboulée vers son point final, à conjuguer ó fleur, animal, paysage, être humain ó le sentiment de précarité de toute chose et toute sensation, saturée de senteurs et d'images évocatrices, extraordinairement suggestives encore qu'inattendues, et d'un «naturel» poétique hors du commun. Les sonnets de Raboni, lequel est aussi un grand critique, de Ogni terzo pensiero ne sont pas moins intéressants. Dans un autre registre, pour en rester à la poésie, comment ne pas citer Toti Scialoja ? Peintre de métier, parmi les plus originaux de l'après-guerre, ce poète possède une conscience aiguë de la matière verbale. Il a écrit des poèmes virevoltants joués sur une euphonie aussi enjouée que trépidante, inclinée vers le non-sens, pour se déporter ensuite dans un registre expérimentaliste original 1. Il a également écrit des poèmes pour les enfants. Gabriella Drudi, l'auteur d'une Beatrice C 2. inoubliable, à la rare densité onirique, et d'une foule de récits neufs par leur ton comme par leur forme et leur contenu, mériterait, elle aussi, d'être traduite sans tarder.


RP :
Quelles sont, pour vous, (et bien qu'il ne s'agisse pas d'établir ici de quelconque panorama ou hiérarchie entre les auteurs, mais bien plutôt des préférences de lecteur), les figures marquantes de la poésie italienne contemporaine ?

Ph. D. M. : Vaste question ! La poésie est inscrite au centre de l'expérience littéraire italienne depuis les origines. Elle a toujours évolué à un niveau qualitatif remarquable. Nombre de poètes tenus pour «mineurs» en Italie seraient de première grandeur de ce côté-ci des Alpes. Évoquant les "collines françaises" en regard des "montagnes italiennes", Gide en convenait au seuil d'une anthologie célèbre. De par sa musicalité foncière, la langue italienne semble appeler la poésie. C'est également une langue ample qui a de la mémoire et des réserves (dialectes), comportant une foule de synonymes et une grammaire relativement souple, davantage que la française. Apocopes, élisions, diminutifs, aphérèses sont souvent possibles. Même au XVIII° s., l'Italie a eu de grands poètes. Songeons au Métastase, par exemple. Inventeurs du concept d'avant-garde, les futuristes ont joué un rôle de Notre siècle, pour en revenir plus directement à votre question, a été particulièrement fécond en oeuvres poétiques de qualité, foisonnant d'écoles, de personnalités ferment minant les certitudes rhétoriques jusqu'à l'excès, au point que toutes les autres avant-gardes du siècle pourraient être envisagées comme une couleur locale de la palette futuriste. Et cela, au-delà des oeuvres de chaque futuriste considéré isolément. Au-delà de leurs productions. Ils ont donnés au paysage poétique certaines de ses coordonnées les plus fortes et presque malgré eux. Ceci posé, on ne manquera pas d'évoquer les noms de Montale, Ungaretti, bien sûr, de Saba, Luzi, Quasimodo, Penna, Pasolini, Fortini, Cattafi, Zanzotto... Le Pasolini frioulan a beaucoup influencé la pratique poétique de son temps en renouvelant la poésie dialectale mais, davantage encore, en l'ouvrant, en la projetant dans l'aire romane toute entière par un intense travail de traduction et de réflexion critique. La clarté d'un Caproni n'est pas sans fasciner dans la mesure où elle aboutit, au plan de la signification, à un effet de clair-obscur souvent paradoxal. Zanzotto, bien sûr, qui avant même qu'on saisisse son discours vous capture, et enivre, dans une toile sonore agissant, Montale l'a bien perçu, «comme une drogue sur l'inconscient du lecteur». La fraîcheur des territoires qu'il défriche, du babil enfantin aux onomatopées, de la citation savante au véritable tourbillon verbal dans lequel il nous projette, pour un parcours en dents de scie digne de sait-on quelles montagnes russes ensorcelées, ravit d'emblée. Il éblouit, fascine, surprend et interroge. Agissant tout à la fois sur l'émotion et l'intelligence du lecteur pour heurter et caresser, déchirer et suturer. Il élargit le champ du poétique à ce point qu'il paraît s'identifier à la poésie elle-même, à son histoire, mais seulement pour l'arracher à sa verticalité, à son historicité ; pour la transporter dans l'horizontalité d'une synchronie envoûtante, contrastée, se prévalant de toutes les ressources du poétique tout en demeurant sensible à la qualité iconique du texte poétique. Peu d'oeuvres m'ont procuré un tel plaisir. Peu m'ont davantage appris. Zanzotto a pour habitude de ne pas habituer son lecteur à un style univoque. Il redéploie sa langue à chaque recueil avec beaucoup de naturel. Entre tendresse et violence, chez lui les mots se laissent envisager dans leur association soudaine, confondus à un espalier phonique qui, vers après vers, comme vague après vague, giflent et bercent. Comme Gadda, il se méfie du mot. C'est pourquoi il l'exalte paradoxalement pour finir par mimer le tissage du poème dans et par une mobilité de tous les instants tenant, pourrait-on dire, de la motricité infantile transportée au verbal.

Propos recueillis par Lionel Destremau. Philippe Di Meo a répondu à cet entretien par écrit.

Notes :
1 Cf. NRF, décembre 1995
2 Cf. NRF, septembre 1995.


Philippe Di Meo cf.notice de l'auteur

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