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 Les traductions > Poésie étrangere > Nuno Judice

Nuno Júdice
traduit du portugais (Prétexte 18/19)

A Florence

Comme si la bataille était gagnée aux Uffizi, Paolo
avance avec son armée ‹les chevaux
noirs, guerriers aux écus symétriques, lances comme
des crayons taillés pour l'exercice ‹dans le couloir.
Je l'attends au bar du musée, qui
est le meilleur endroit qui existe dans n'importe quel musée
pour attendre (non, parfois il y a des canapés qui sont placés au milieu
de la salle, d'où l'on peut voir les tableaux
majeurs, ceux qui montrent des scènes de tempête, des naufrages,
des bateaux perdus comme des morceaux de bois dans la furie
des eaux) ; et je prends un jus de pomme, chaud, parce que le
réfrigérateur du comptoir est en panne. Cela arrive
parfois en été et dans la chaleur de la bataille : les armées
placées face à face, et Paolo prêt à donner l'ordre
d'attaque comme si en dépendait la chance du monde. Il est
vrai que c'est lui le peintre ; et c'est donc à lui d'expliquer
pourquoi cette scène a un ton si géométrique qui ne se
remarque presque pas à cause du sang, de la poussière et de la boue,
quand le sang et la poussière se confondent. Ce qui domine pourtant,
ce ne sont pas les lois de la guerre mais les règles de la couleur et de la
proportion ; tout leur obéit comme si maintenant la seule bataille
à gagner était celle de la lumière. Ce qui n'est pas
rien, dit Paolo, en avançant dans le couloir avec les pinceaux
et les tubes d'encre avec lesquels il va corriger la scène : "Les
chevaux ne sont pas réussis, me dit-il, ils sont noirs
et ils devraient être bleus parce que dans une bataille seuls les chevaux
bleus sont invincibles." Je lui demande pourquoi ; et il me répond que
c'est parce qu'ils se confondent avec la couleur du ciel. Nous sommes donc dans une bataille d'anges et d'hommes ; et les guerriers qui montent des chevaux bleus semblent vêtus de feu et portent
sur la tête les rayons qui fulmineront
les ennemis et brûleront l'herbe des champs. "Ici
rien ne repoussera plus." Si ce n'est l'amour. Une plante
brusque comme le désir qui existe entre la terre sèche et le ciel
chargé de nuages prêts à se défaire en eau. Un
amour sans limites au centre de l'hiver. Je peux alors sortir
des Uffizi. Les travaux sur la place continuent, ce qui est normal
sur ces places anciennes. Une grève d'autocars m'oblige à
aller à pied jusqu'à la gare. Derrière moi, courent les chevaux
bleus de Paolo Uccello : et leurs sabots me battent dans
les oreilles jusqu'à ce que j'entre dans le wagon, m'assois et laisse
Florence en arrière, à mesure que le roulement des essieux ne se
substitue au rythme monotone des cavaliers qui courent
vers les autres, dans la symétrie exacte des secondes
qui précèdent la bataille.




© Nuno Júdice, 1998, pour le poème original. Traduction du portugais de Jean-Pierre Léger, publiée avec l'aimable autorisation de l'auteur.

Nuno Júdice (cf.notice de l'auteur)
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