Présentation de voix de Beyrouth - Prétexte 11 - |
Pour qui ne connaît pas Beyrouth, pour qui n'y a jamais vécu, le souvenir du spectacle télévisé de la guerre, celui des nouvelles dont nous étions informés, ne sont qu'une manière de mieux organiser l'ignorance. Par ailleurs, le témoin occidental ne risque-t-il pas d'être perçu comme un voyeur, un curieux, ou un intru qui chercherait à déchiffrer dans ce chaos ses propres énigmes ? L'épreuve suscite chez qui l'a endurée l'indignation et la colère d'en voir l'unicité diffractée en images.
Or depuis quelques années ont été publiés des romans écrits par des libanais*, qu'ils soient en exil ou restés au Liban, qu'ils aient choisi le français ou l'arabe. Ces textes ont pour trait commun de centrer le récit sur un personnage dont la fonction n'est pas tant de représenter l'une des parties en présence dans le conflit que de restituer la voix d'un individu aux prises avec la guerre. Par ce recentrement de l'écriture sur la singularité d'une expérience, nous pouvons mieux comprendre une situation dans le moment de son irrésolution, par le tracé incertain d'une vie. Loin des fixations idéologiques ou fantasmatiques, et d'une manière différente d'une approche spécifiquement historique, ces récits témoignent pourtant bien d'une historicité, d'un moment de la conscience arabe dont la portée symbolique dépasse le contexte beyrouthin et rappelle d'autres villes martyres et d'autres dilemmes sociaux.
Pendant quinze ans, depuis 1975, Beyrouth n'a connu que des répits entre les phases de combats. La guerre civile, surtout lorsqu'elle s'enlise et qu'elle est manipulée par des intérêts étrangers, dilue peu à peu le sentiment de la légitimité du combat. L'état d'exception devient dès lors un quotidien de la violence. La mobilisation collective le cède à l'affirmation des intérêts particuliers dans une société de guerre. Cette période fut une violente mise à l'épreuve des repères identitaires et de l'intégrité même des individus. Que l'on songe à la diversité des modèles qui se sont ici affrontés, faisant de Beyrouth un creuset de l'identité arabe : le patriarcat des clientèles traditionnelles liées aux différentes communautés (Shi'ites, Maronites, Sunnites, Druzes...), le pan-arabisme1 qui s'est un temps catalysé autour de la lutte du peuple palestinien et qui s'appuyait sur un progressisme politique, les idéologies fondamentalistes, mélange de modernité et de conservatisme, l'émergence d'une classe d'affaires qui se lance dans une discutable reconstruction du pays...
Ces tiraillements identitaires, l'individu en fait l'expérience au niveau de son propre psychisme, dans la violence de la dépossession, exposé comme il l'est à la mort et à la destruction. Et c'est dans cette traversée intérieure de la mise à nu de l'humain par la guerre que nous plongent ces romans. Pour chacun, les références terriennes se dissolvent peu à peu : le naturalisme que Jacques Berque2 disait indissociable de l'islam arabe est ici déstabilisé. Les liens avec le village natal se dissolvent, la famille s'absente, l'habitation devient elle-même difficile, jusqu'à la pellicule des vitrages que l'on s'obstine à préserver et qui est invariablement brisée par les détonations. L'identité sexuelle et la perception du corps propre sont remises en cause...
A cette épreuve de la peur s'adjoint celle du deuil. Quelle mémoire faire valoir désormais à l'encontre de l'engouffrement mortifère ? Quels sont les transformations, les leçons et les acquis de la guerre ? Quels sont donc le nouvel homme et la nouvelle femme qui sont issus du conflit ?
Stéphane Baquey
Note :
* Mahmoud Darwich est palestinien. Mais il a vécu une dizaine d'années à Beyrouth, jusqu'à l'été 1982 dont Une mémoire pour l'oubli porte témoignage. En ce qui concerne Mahmoud Darwich, voir notice en fin de revue.
Voir : notes de lecture concernant :
Elias Khoury, Le petit homme et la guerre
Hanan el-Cheikh, Poste restante Beyrouth
Mahmoud Darwich, Une mémoire pour l'oubli
Mahmoud Darwich, Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ?
Rachid El-Daïf, Passage au crépuscule
Sélim Nassib, Fou de Beyrouth
Hoda Barakat, La pierre du rire
Ghassan Fawaz, Les moi volatils des guerres perdues
Et aussi, concernant les Littératures arabes :
Littératures arabes, ouverture
article sur Edouard El-Kharrat, Alexandrie, terre de safran
article sur Sonallah Ibrahim, Représenter le réel
article sur Talismano, d'Abdelwahab Meddeb
entretien avec Abdelwahab Meddeb
entretien avec Sadek Aïssat